Lexbase Afrique-OHADA n°72 du 28 mars 2024 : Procédure
[Jurisprudence] Recours en interprétation du dispositif d’un arrêt de la CCJA annulant une sentence arbitrale partielle

Lexbase Afrique-OHADA > 2024 > mars 2024 > Edition n°72 du 28/03/2024 > Procédure

Le 27-03-2024

CCJA, Assemblée plénière, 26 octobre 2023, n° 174/2023, Société béninoise d’énergie électrique Dite SBEE c/ État du Bénin N° Lexbase : A45662ET

par Falilou DIOP, Maître de conférences en droit privé, Université Jean Moulin Lyon 3, Centre de recherche sur le droit international privé CREDIP

Dans cet arrêt de l’assemblée plénière, la Cour commune de justice et d’arbitrage de l’OHADA (CCJA) s’intéresse à l’importante question de l’interprétation de ses propres arrêts. Le présent arrêt interprétatif précise aussi bien, à la procédure gouvernant le recours en interprétation, que sur la portée de l’interprétation par la CCJA de ses propres arrêts. Précisons par ailleurs que l’arrêt objet de l’interprétation avait été rendu en matière d’arbitrage, ce qui lui imprime quelques spécificités.

En l’absence de juridiction supérieure à la Cour commune de justice et d’arbitrage (CCJA) de l’OHADA, les arrêts de celle-ci ne peuvent faire l’objet d’aucune voie de recours. Ce constat trouve également appui dans le fait que les décisions rendues par cette Cour en matière de cassation n’impliquent pas un renvoi devant les juridictions nationales d’appel. En cas de cassation, la CCJA évoque et statue sur le fond conformément à l’article 14 al. 5 du Traité OHADA révisé N° Lexbase : A9997YS3

La position de cette juridiction et la configuration de ses procédures manifestent donc toute l’importance du procédé de recours en interprétation des arrêts qu’elle est susceptible de rendre. En effet, il n’est pas exclu, ni même rare que certaines décisions de la Cour commune de justice et d’arbitrage présentent une ambiguïté pouvant rendre leur mise en œuvre difficile. Il est également fréquent que les parties concernées par la décision puissent retenir des lectures divergentes, voire inconciliables, de tout ou partie de l’arrêt. Il en résulte un problème d’interprétation affectant directement la mise en œuvre de la décision. Cela pourrait conduire à des blocages dans restreignant d’autant plus l’efficacité et la justesse des décisions de cette Cour. Pareilles hypothèses justifient la mise en place, dans le cadre de l’OHADA, d’une procédure de recours en interprétation des arrêts rendus par la haute Cour de cette organisation. Ainsi, dans le nouveau règlement de procédure de la CCJA, les interprétations et rectifications des arrêts sont encadrées par les articles 45 bis et 45 ter.

L’espèce présente toutefois une spécificité certaine. Rappelons tout d’abord que l’arrêt, dont l’interprétation est demandée (CCJA, 23 juin 2022, n° 105/2022 N° Lexbase : A03758RC) était rendu en assemblée plénière et concernait une sentence arbitrale partielle. Il en résulte que l’affaire n’avait pas encore été vidée devant le tribunal arbitral. L’annulation de cette sentence partielle fut prononcée par la CCJA. Concrètement, il était reproché au tribunal arbitral d’avoir reporté, à une phase ultérieure de la procédure, l’examen d’exceptions d’incompétence fondées sur des motifs d’ordre public économique national béninois et communautaire de l’UEMOA. À cet égard, la Cour précisa que les exceptions soulevées posaient des questions relatives à l’application de lois de police et à la disponibilité des droits en cause. Elle s’opposa en conséquence que l’appréciation de ces exceptions d’incompétence puisse être différée. En effet, l’aptitude même du litige à accéder à l’arbitrage dépend de leur examen. Plus généralement, la Cour affirmait dans l’arrêt objet du recours en interprétation qu’aucun moyen de défense ne saurait être valablement considéré comme précoce s’il tend au respect des règles à caractère d’ordre public. La grande question restait cependant de savoir si l’annulation de cette sentence arbitrale partielle emportait dessaisissement et fin de la mission du tribunal arbitral. Cette question suscita l’opposition des parties sur les effets concrets de l’arrêt de la CCJA, justifiant ainsi l’introduction d’un recours en interprétation par l’une d’elles.

Répondant à ce recours, la Cour apporte d’utiles précisions tant sur la procédure même du recours en interprétation qu’au procédé d’interprétation proprement dite de ses arrêts. 

I. La procédure du recours en interprétation 

L’apport de l’arrêt n° 174/2023 du 26 octobre 2023 N° Lexbase : A45662ET réside tout d’abord dans les précisions apportées quant à la procédure gouvernant le recours en interprétation des arrêts de la CCJA. En effet, le présent arrêt procède à l’application combinée, d’une part, des articles 23 et 27 du règlement de procédure de la CCJA et, d’autre part, de l’article 45 bis de ce même règlement. En effet, si l’article 23 pose le principe selon lequel le ministère d’avocat est obligatoire devant la Cour commune, l’article 27 organise les procédés de transmissions des actes de procédures. Ainsi, « (l) original de tout acte de procédure doit être signé par l’avocat de la partie. Cet acte, accompagné de toutes les annexes qui y sont mentionnées, est présenté avec une copie pour la Cour, et autant de copies qu’il y a de parties en cause. (…) ». Par ailleurs, c’est l’article 45 bis du règlement de procédures qui organise spécifiquement les interprétations des arrêts de la CCJA. Le troisième paragraphe de cette disposition précise que la demande en interprétation « est présentée conformément aux dispositions des articles 23 et 27 du (…) règlement [de procédure de la CCJA] ».

La première question qui se posait à la Cour concernait les conditions de recevabilité du recours en interprétation. Elle consistait plus spécifiquement à déterminer si ces dispositions impliquent la nécessité d’une notification du recours en interprétation à la partie adverse. 

Cette question particulière semble inédite devant la CCJA, même si, plus généralement, la Cour a eu l’occasion à maintes reprises de s’intéresser aux conditions de recevabilité des recours en interprétation de ses arrêts. Ainsi, par un arrêt de rendu en assemblée plénière le 31 janvier 2011[1], elle a pu se prononcer sur la détermination de la qualité à agir en interprétation d’un arrêt d’un de ses arrêts. À cet égard, le texte de l’ancien article 48 du règlement de procédure du 18 avril 1996, repris à l’article 45 paragraphe 2 du règlement n° 01/2014/CM/OHADA[2] fut appréciée par la Cour. Celle-ci relève en effet que cette disposition prescrit indistinctement et sans restriction que « toute partie » peut demander l’interprétation du dispositif d’un arrêt dans les trois ans qui suivent le prononcé. Elle en déduit que l’actuel article 45 bis donne la possibilité aux parties figurant dans l’instance antérieure ayant abouti à l’arrêt, objet du recours, quelle que soit sa position dans la procédure principale (demanderesse ou défenderesse), de demander l’interprétation dudit arrêt selon les conditions fixées par cette disposition. 

Ce n’est bien évidemment pas la seule condition. La demande en interprétation doit être introduite dans les trois ans suivant le prononcé de la décision[3]. Il en résulte que le recours tardif, c’est-à-dire celui introduit plus de trois ans après le prononcé de l’arrêt, est irrecevable[4]. L’objet même du recours en interprétation d’un arrêt de la CCJA étant d’en clarifier les points nébuleux et suscitant une opposition des parties, serait donc irrecevable le recours en interprétation d’un arrêt qui ne présente aucune obscurité dans son dispositif. Ainsi, par un arrêt du 31 décembre 2019[5] la CCJA consacrât ainsi l’adage interpretatio cessat in claris, signifiant « l’interprétation cesse lorsque les choses sont claires », pour l’interprétation de ses propres arrêts. 

Au-delà de ces questions auxquelles une réponse a déjà été apportée, il restait celle de savoir si l’article 45 bisparagraphe 3 du Règlement de procédure, qui prévoit que la demande en interprétation doit être présentée conformément aux dispositions des articles 23 et 27, impose la notification de cette demande à la partie adverse. Rappelons que les articles 23 et 27 de ce règlement de procédure s’intéressent respectivement au ministère d’avocat et aux modalités de transmission des actes de procédures. L’on pouvait donc logiquement se demander si cette référence à ces dispositions dans l’article 45 bis entraîne l’exigence d’une notification à la partie adverse du recours en interprétation d’un arrêt qui la concerne. La Cour répond négativement. Elle précise qu’il résulte de la lecture combinée de ces dispositions que « la notification du recours en interprétation d’un arrêt de la CCJA à la partie adverse n’est pas une condition de recevabilité de celui-ci ». Ainsi, lorsqu’il y a opposition sur le sens et la portée d’un arrêt de la CCJA, la partie la plus diligente peut porter un recours en interprétation de ladite décision devant la CCJA sans qu’une notification de ce recours à la partie adverse soit nécessaire. Il appartient donc à l’une quelconque des parties de demander une telle interprétation dans le délai imparti. L’un des apports essentiels du présent arrêt réside dans cette précision. 

En revanche, il ne convient nullement d’en déduire que la partie adverse puisse être exclue de ce fait de la procédure d’interprétation de l’arrêt de la CCJA. En effet, la Cour statue en interprétation de ses propres arrêts par voie d’arrêt, mais doit avoir préalablement mis les parties en mesure de présenter leurs observations. Le principe du contradictoire est donc respecté. Au-delà de ces enseignements sur la procédure d’interprétation des arrêts de la CCJA, d’autres précisions concernent l’interprétation proprement dite des arrêts de la Cour. 

II. L’interprétation de l’arrêt de la CCJA

Deux séries d’enseignements ont été apportées par la CCJA dans l’interprétation de son arrêt dans la présente affaire. La première précision concerne généralement l’objet de l’interprétation des arrêts de la Cour, alors que la seconde tient aux spécificités de l’arrêt interprété dans la présente affaire. 

Concernant tout d’abord l’objet de l’interprétation, la Cour commence par préciser qu’il est reconnu que « seul le dispositif d’une décision de justice a une portée décisoire, à l’exclusion des motifs qui le soutiennent ». Cette affirmation, qui semble banalement s’infuser dans le raisonnement de la Cour, apporte pourtant une importante précision relativement à l’objet du recours en interprétation de ses propres arrêts. En effet, selon la Cour l’interprétation ne peut porter que sur le dispositif de l’arrêt et non sur les motifs. Il reste cependant à déterminer ce que recouvre le dispositif d’un arrêt de la CCJA. Peut-on le distinguer des motifs qui le soutiennent ? Le cas échéant, comment les distinguer ? Peut-on enfin interpréter le dispositif à l’exclusion des motifs ? Telles sont les interrogations que suscite la délimitation de l’objet de l’interprétation opérée par la CCJA au regard, notamment, de la formulation de ses arrêts. 

Force est de remarquer qu’il est bien souvent difficile de distinguer une quelconque portée décisoire des arrêts de la CCJA à l’observation de leur seul dispositif. Comme dans la plupart des décisions judiciaires, le dispositif des arrêts de la CCJA est introduit par la formule « Par ces motifs ». Celle-ci est éventuellement complétée d’une indication destinée à purger la saisine de cette Cour. C’est l’exemple de la formule « et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres moyens », notamment si la cassation rend sans objet certains moyens qui critiquent des chefs de dispositif dépendant de celui qui est cassé. 

Par ailleurs, si l’arrêt objet du recours en interprétation procède à une cassation totale, elle intervient sur l’arrêt attaqué (en l’occurrence l’arrêt d’appel) « en toutes ses dispositions ». La CCJA aura dans ce cas à rejuger l’affaire dans son intégralité. Dans une telle hypothèse, le dispositif de l’arrêt de la CCJA sujette à interprétation pourrait être appréhendé aisément. En effet, la Cour évoquant et jugeant au fond, rend une nouvelle décision avec un nouveau dispositif tranchant l’affaire. Néanmoins, même dans une telle hypothèse, il serait quand même difficile d’apprécier le dispositif de l’arrêt indépendamment de sa motivation. 

Cette difficulté s’accroît considérablement dans un arrêt de cassation partielle ou dans un arrêt de rejet. Dans ces hypothèses, le dispositif se résume le plus souvent dans les quelques mots suivants : « Par ces motifs, casse sauf en ce que… » en cas de cassation partielle ou « Par ces motifs, rejette » dans l’hypothèse d’un arrêt de rejet. Dans ces dernières hypothèses, le dispositif de l’arrêt de la CCJA s’imbrique partiellement ou entièrement dans celui de l’arrêt attaqué. L’on se demande dès lors, en cas de difficulté d’application ou de mésentente des parties sur la solution de la CCJA, quel serait l’objet de l’interprétation. Dans tous les cas, il serait difficile d’interpréter un arrêt de cette Cour en se limitant spécifiquement au dispositif. En effet, le plus souvent, le dispositif proprement dit ne se présente que sous la forme d’une succession de mots qui, intrinsèquement, ne peuvent être utilement exploités sans référence à la motivation de l’arrêt.

En revanche contrairement aux arrêts objet d’une interprétation, le dispositif des arrêts rendus en interprétation de ces derniers est plus explicite et manifeste une volonté pédagogique logiquement plus importante. Néanmoins, ce constat n’est d’aucun apport sur l’identification de l’objet de l’interprétation, les arrêts rendues en interprétation ne pouvant rationnellement pas faire l’objet d’une interprétation. 

S’agissant ensuite de la spécificité propre au présent arrêt, celle-ci réside dans le fait que la décision contestée devant la Cour dans l’affaire principale n’était pas celle d’une Cour d’appel, mais une sentence arbitrale partielle. Par cette sentence partielle, le tribunal arbitral avait différé à une phase ultérieure l’examen d’exceptions d’incompétence fondées sur des motifs d’ordre public économique béninois et communautaire (de l’Union économique et monétaire ouest-africaine UEMOA). C’est justement ce que la CCJA reprochait au tribunal arbitral dans son arrêt du n° 105/2022 du 23 juin 2022 N° Lexbase : A03758RC qui s’est soldé par l’annulation de cette sentence arbitrale partielle. L’opposition portait spécifiquement sur la question de savoir si cette annulation emportait ou non la fin de la mission de l’arbitre. À cet égard, la CCJA réaffirme son attachement au principe compétence-compétence en vertu duquel seul le tribunal arbitral est habilité à apprécier ces questions qui s’attachent directement à la détermination de sa propre compétence. Cependant, force est de constater ledit principe n’est affirmée qu’au motif qu’aucune des parties n’avait invité la Cour à évoquer la question litigieuse, celle-ci n’avait donc pas pu la trancher. 

À titre conclusif, l’on en déduit donc de cet arrêt, d’une part, que l’examen en arbitrage international d’exceptions d’incompétence fondées sur des motifs d’ordre public tend à déterminer l’aptitude même du litige à accéder à l’arbitrage au sens de l’article 2 de l’Acte uniforme relatif au droit de l’arbitrage N° Lexbase : A0091YTK. L’appréciation de ces exceptions d’incompétence ne saurait donc être reportée à une étape ultérieure par le tribunal arbitral. D’autre part, l’annulation d’une sentence partielle par la CCJA n’implique pas la fin de la mission de l’arbitre. Lorsque la Cour n’évoque pas et ne statue pas au fond, les parties sont placées dans l’état où elles se trouvaient avant le prononcé de la sentence partielle. Il appartient alors au tribunal arbitral donner les suites de droit qui conviennent. Le principe compétence-compétence justifierait donc un renvoi au tribunal arbitral dans l’hypothèse de l’annulation d’une sentence arbitrale partielle par la CCJA.

 

[1] CCJA, ass. plén., 31 janvier 2011, n° 002/2011, Ohadata, J-12-135. 

[2] Règlement n° 01/2014/CM/OHADA du 30 janvier 2014, modifiant et complétant le règlement de procédure de la Cour commune de justice et d’arbitrage du 18 avril 1996, JO de l’OHADA, n° spécial du 4 février 2014. 

[3] Art. 45 bis paragraphe 2 du Règlement de procédure de la CCJA

[4] CCJA, 3e ch., 22 octobre 2020, n° 309/2020, N° Lexbase : A49704IW

[5] CCJA, 1re ch., 31 décembre 2019, n° 053/2019, N° Lexbase : A1553Y8Z ; v. aussi, CCJA, 2e ch., 23 décembre 2021, n° 216/2021, N° Lexbase : A62667NE

newsid:488911

/
La revue OHADA

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.