Lexbase Afrique-OHADA > 2024 > mars 2024 > Edition n°72 du 28/03/2024 > Voies d'exécution
Le 03-04-2024
par Ibrahim ADJI, Docteur en droit, Université de Toulon et UCAD-Dakar
Attendue de longue date, le nouvel Acte uniforme portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution AUPSRVE N° Lexbase : A6607134 a été adopté le 17 octobre 2023.
Cette réforme était souhaitée pour plusieurs raisons. Principalement, car ce texte n’avait pas été réformé depuis son adoption le 10 avril 1998 N° Lexbase : A0099YTT. Vieillissant, il était le dernier acte uniforme à n’avoir pas fait l’objet d’une révision. Mais cette réforme était également souhaitée, car certaines dispositions de cet acte uniforme étaient source d’ambiguïté, ainsi que de vives critiques de la part de la doctrine et des praticiens.
Parmi ces dispositions figure l’article 30 al. 1er de l’AUPSRVE N° Lexbase : A0099YTT, dont la version initiale dispose que « l’exécution forcée et les mesures conservatoires ne sont pas applicables aux personnes qui bénéficient d’une immunité d’exécution ».
Ce texte créait une immunité d’exécution au bénéfice de personnes qui n’étaient pas précisément nommées. Ce privilège personnel a pour effet de proscrire toutes mesures conservatoires, ou d’exécution forcée à l’encontre de son bénéficiaire. Il s’analyse comme une « paralysie, matériellement limitée, du droit d’action ou d’exécution, liée aux qualités ou fonctions de la personne »[1]. Cet obstacle à l’exécution « peut choquer, surtout en constatant que les personnes qui bénéficient d’une telle faveur ne sont pas indigentes »[2]. De plus, il s’oppose au droit de gage général du créancier. Selon ce principe fondamental du droit civil, un créancier peut faire saisir les biens de son débiteur qui n’exécute pas ses obligations. Résumé par le jurisconsulte Bertrand Argenté par l’adage : « qui s’oblige oblige le sien »[3], on le retrouve à l’article 28 al. 1er de l’AUPSRVE N° Lexbase : A6607134 selon lequel « à défaut d’exécution volontaire, tout créancier peut, quelle que soit la nature de sa créance, dans les conditions prévues par le présent Acte uniforme, contraindre son débiteur défaillant à exécuter ses obligations à son égard ou pratiquer une mesure conservatoire pour assurer la sauvegarde de ses droits »[4].
La détermination des bénéficiaires de l’immunité d’exécution en droit OHADA relevait d’intérêts théoriques et pratiques majeurs. Il était donc attendu de la CCJA qu’elle les identifie clairement.
Par un arrêt retentissant du 7 juillet 2005, la première chambre de la CCJA va éclairer la pratique et la doctrine sur le champ d’application de cet article en jugeant que les personnes morales de droit public et les entreprises publiques quelles qu’en soient la forme et la mission, sont les bénéficiaires de l’immunité d’exécution prévue par l’article 30 de l’AUPSRVE N° Lexbase : A6607134[5]. Pour arriver à une telle solution, la gardienne de l’interprétation des Actes uniformes, a opéré une liaison dans la lecture des deux premiers aliéna de ce texte. Cette jurisprudence sera confirmée quelques années plus tard[6].
On aurait pu croire que cette solution conforme à la lettre du texte aurait clos les débats sur les bénéficiaires de l’immunité d’exécution, mais, bien au contraire, cette interprétation va les raviver. En effet, l’octroi de l’immunité d’exécution aux personnes morales de droit public et aux entreprises publiques, quelles qu’en soient la forme et la mission, va être vivement critiqué par la pratique et la doctrine[7]. Si les premières entités sont bien connues par les droits nationaux des États parties, les secondes, qui matérialisent la forte intervention de l’État dans le secteur économique, sont la source de nombreuses confusions. De ce fait, les entreprises publiques vont cristalliser l’ensemble des débats relatifs aux bénéficiaires de l’immunité d’exécution, poussant ainsi la CCJA à revoir sa jurisprudence ancienne et à imposer de nouveaux critères d’identification des bénéficiaires de l’immunité d’exécution en droit OHADA.
Cette évolution a conduit à une instabilité jurisprudentielle source d’insécurité juridique. C’est dans ce contexte scabreux qu’est intervenue la révision de l’AUPSRVE N° Lexbase : A6607134 dont l’un des axes de réforme était l’encadrement de la protection immunitaire des entités de droit public. Cette réforme a conduit à la modification de l’article 30 al 1er, qui dispose dorénavant que « sauf renonciation expresse, il n’y a pas d’exécution forcée ni de mesures conservatoires contre les personnes morales de droit public, notamment l’État, les collectivités territoriales et les établissements publics »[8]. Conforme aux attentes de la pratique et d’une partie de la doctrine, le nouveau texte, qui est entré en vigueur le 16 février 2024, maintien le bénéfice de l’immunité d’exécution pour les personnes morales de droit public (I), et en exclu les entreprises publiques (II).
I.La restriction du bénéfice de l’immunité d’exécution aux seules personnes morales de droit public
Dans son effort de clarification, l’Acte uniforme révisé a pris le soin d’énumérer les bénéficiaires de l’immunité d’exécution (A). Toutefois, il s’est refusé d’en faire un principe absolu en ouvrant la voie à une renonciation à l’immunité d’exécution (B).
A.La conservation de l’immunité d’exécution pour les seules personnes morales de droit public
Le principe d’insaisissabilité des biens des personnes morales de droit public est l’une des pierres angulaires du droit administratif. Pour cette raison, l’octroi d’une immunité d’exécution à ces entités fait l’objet d’un consensus, et plusieurs arguments justifient le maintien de l’immunité d’exécution aux personnes publiques.
Le premier argument est celui de la sauvegarde de la destinée des personnes publiques. Le doyen Hauriou affirmait que « la destinée des administrations publiques ne doit pas être à la merci de leurs créanciers (...). La nécessité d’assurer le service public l’emporte sur les considérations tirées du crédit »[9]. Les missions particulières de ces entités justifient que leurs biens soient protégés, car l’exercice de voies d’exécution à leur encontre peut avoir de lourdes conséquences sur leur fonctionnement. Une personne publique ne peut courir ce risque du fait d’une créance non soldée. Cela est l’une des différences fondamentales entre les personnes publiques et les personnes privées[10].
Le deuxième argument réside dans l’impossibilité de recourir à la puissance publique contre une émanation de l’État. Le recours aux mesures d’exécution forcée pouvant nécessiter le concours de la force publique, il serait idéologiquement inconcevable de « brandir la hache de guerre contre l’autorité qui la porte à la ceinture »[11]. D’autant plus que « l’emploi de la force publique contre une personne publique constituerait un trouble à l’ordre public puisqu’elles sont toutes en charge d’une parcelle de puissance publique »[12].
Conscient de l’importance de ce principe pour les droits nationaux, le législateur OHADA avait-il d’autres choix que de le graver de nouveau dans le marbre ? Cependant, contrairement, à la version initiale qui n’avait pas expressément énuméré les bénéficiaires de l’immunité d’exécution, la version révisée de l’AUPSRVE N° Lexbase : A6607134 accorde cette protection aux « personnes morales de droit public, notamment l’État, les collectivités territoriales et les établissements publics ». L’effort de précision, et la volonté de dissiper toutes ambiguïtés sont louables, d’autant plus que liste prévue par le nouvel article 30 al. 1er de l’AUPSRVE N° Lexbase : A6607134 n’est pas exhaustive. Le droit OHADA laisse donc aux États parties une certaine latitude pour compléter la liste des personnes publiques bénéficiant d’une immunité d’exécution, en prenant en compte les spécificités nationales. De plus, la question de la création d’une personne morale de droit public relève de compétences qui sont exclusivement réservées aux États parties. Le législateur supranational n’aurait eu aucun pouvoir pour leur imposer une liste d’entités publiques. D’autant plus que la liste du nouvel article ne fait pas référence à certaines structures pouvant bénéficier de la personnalité morale de droit public, telle que les autorités administratives indépendantes. Ainsi donc, cette précision doit s’analyser à l’aune de l’imprécision de l’ancienne version.
L’Acte uniforme révisé fait de la personnalité publique le fondement exclusif de l’immunité d’exécution. Ce choix d’un critère de protection organique trouve un écho en droit comparé. La Cour de cassation française, dans un arrêt du 21 décembre 1987[13], avait affirmé le principe de l’insaisissabilité des biens des personnes publiques[14]. Toutefois, cette protection accordée aux personnes publiques, par le droit OHADA, n’est pas absolue.
B.La limitation de la protection par l’admission d’une renonciation à l’immunité d’exécution
La question de la renonciation par les personnes morales de droit public à leur immunité d’exécution n’était traitée par aucun texte de l’OHADA. Cette problématique à la lisière du droit privé et du droit public, mais aussi du droit international privé et du droit international public a fait l’objet de multiples débats, notamment lorsqu’elle s’est trouvée confrontée au droit de l’arbitrage. En effet, il est classiquement admis en droit administratif que les personnes publiques, en raison de leurs particularités, ne peuvent pas être soumises à une justice privée, et qu’elles ne doivent être soumises qu’à la justice étatique. Or, sur ce point, l’article 2 al. 2 de l’Acte uniforme relatif au droit de l’arbitrage a opéré une « authentique révolution » en ouvrant l’arbitrage à l’État et ses démembrements[15].
Il est communément admis que le recours à l’arbitrage vaut renonciation à l’immunité de juridiction. Toutefois, la renonciation à l’immunité de juridiction s’analyse-t-elle comme une renonciation à l’immunité d’exécution ? L’interrogation dépasse les seules considérations théoriques, car elle suscite des préoccupations en lien avec l’effectivité de l’arbitrage OHADA, et plus précisément, l’exécution des sentences arbitrales.
Un courant doctrinal s’accorde « à dire que l’acceptation, par les personnes publiques, du règlement arbitral de certains litiges dont elles sont parties prenantes vaut, de façon présomptive, renonciation à l’immunité d’exécution prévue par l’Acte uniforme sur les procédures simplifiées de recouvrement et voies d’exécution »[16]. Cependant, la distinction entre ces deux protections impose une autre analyse. La renonciation à une immunité d’exécution ne saurait être présumée, elle doit être expresse. Cette position, bien établie en droit international, est d’ailleurs celle adoptée par la CCJA qui soumet la renonciation à l’immunité d’exécution à un acte de volonté. Dans un arrêt d’Assemblée plénière du 11 novembre 2014, la Cour d’Abidjan a opéré une distinction entre l’immunité de juridiction et l’immunité d’exécution, avant d’affirmer que la renonciation à la première n’implique pas une renonciation à la seconde[17]. Elle va ainsi soumettre la renonciation à l’immunité d’exécution à une manifestation de volonté non équivoque. Cette solution qui sera réitérée dans un arrêt du 28 mai 2020[18] n’était pas novatrice, car elle était admise de longue date en droit international[19]. Aux yeux de la pratique et de la doctrine, ces arrêts paraissaient incomplets, car la CCJA précisait les modalités de renonciation à l’immunité d’exécution, sans pour autant donner d’indication sur l’étendue de la renonciation.
Le législateur OHADA reprend dans l’article 30 de l’Acte uniforme révisé la solution la CCJA sans donner plus d’indications sur l’étendue de la renonciation. Doit-on considérer cette renonciation comme étant générale, ou comme étant spéciale ? La lettre du texte peut être interprétée comme une renonciation générale. La personne publique qui renoncerait à son immunité d’exécution exposerait tous ses biens, sans distinction aucune. Les administrations publiques seraient donc à la merci de leurs créanciers privés, mettant ainsi en péril la continuité de leurs missions.
On peut regretter ce choix du législateur OHADA, car il va à l’encontre de principes du droit international public qui établissent une séparation claire entre les biens des personnes publiques destinés à une activité économique et ceux destinés à une activité administrative. À ce titre, la validité d’une renonciation à l’immunité d’exécution est soumise à la double condition qu’elle soit expresse et spéciale. Ce dernier critère a été introduit afin de protéger les États qui auraient renoncé sans limites à leur immunité d’exécution[20]. En établissant une comparaison, le droit français a codifié ce principe à l’article L.111-1-3 du code des procédures civiles d’exécution[21]. Le droit OHADA a ignoré ce critère de spécialité et s’est limité au caractère exprès de la renonciation. Cette position pourrait donc être la source d’un conflit entre les dispositions du droit OHADA et les dispositions du droit international public sur la protection des biens destinés à des activités administratives.
Cette solution favorable aux créanciers pourrait exposer les débiteurs publics, et les missions de service public. Pourtant, elle s’inscrit dans la logique économique du droit OHADA visant à créer un espace juridique attractif pour les investisseurs étrangers. Cette logique a d’ailleurs influencé l’évolution de la protection des entreprises publiques.
II.L’exclusion des entreprises publiques du bénéfice de l’immunité d’exécution
Codifiant une évolution jurisprudentielle de la CCJA, le nouvel article 30 de l’AUPSRVE N° Lexbase : A6607134 a écarté les entreprises publiques du bénéfice de l’immunité d’exécution (A), tout en créant de nombreuses ambiguïtés (B).
A.La codification d’une jurisprudence discutable
La notion d’entreprise publique a des contours flous. Elle « n’est pas une institution, c’est un pavillon qui couvre les marchandises les plus variées »[22]. Elle regroupe des entités aux formes juridiques et aux missions diverses et variées, ce qui complexifie sa caractérisation. Pour tenter de la définir, la doctrine s’est attachée à qualifier les entreprises publiques selon trois critères : la personnalité juridique, l’activité industrielle et commerciale et la soumission au pouvoir prépondérant des autorités publiques[23]. Abondant dans ce sens, certains droits nationaux des États parties ont textuellement défini ces structures[24].
L’attribution d’une immunité d’exécution à ces émanations économiques de l’État, par la jurisprudence Togo Télécom, a fait l’objet de vives critiques[25]. Il était difficilement concevable que des acteurs d’un marché bénéficient de passe-droit, au point où il a pu être soulevé que le législateur supranational avait commis « par inadvertance » une confusion entre « entreprise publique et établissement public »[26].
La CCJA n’est pas restée sourde à ces critiques, et a opéré une modification substantielle du domaine d’application de l’immunité d’exécution. Après avoir écarté les sociétés d’économie mixte du bénéficie de cette protection personnelle[27], elle a jugé qu’une société constituée sous forme de personne morale de droit privé ne saurait bénéficier de l’immunité d’exécution, et ce, même si l’État détient des parts dans son capital[28]. La CCJA a parachevé son œuvre en jugeant que « l’immunité d’exécution est rattachée à la personnalité juridique, à l’exclusion des considérations liées à la composition ou à la titularité du capital social, de sorte qu’une société de droit privé, même constituée par l’État, ne saurait en bénéficier »[29].
En supprimant le terme entreprise publique, et limitant l’immunité d’exécution aux personnes morales de droit public, l’AUPSRVE N° Lexbase : A6607134 révisé a consacré une protection dont le fondement est purement organique. Ce signal « rassurant »[30] à l’égard des investisseurs peine à convaincre. En effet, le fondement exclusivement organique de l’immunité d’exécution est combattu de longue date[31]. Anachronique, ce critère, hier justifié par la continuité de la mission de la personne publique et qui est considéré comme « l’archétype de la prérogative de puissance publique, puisant sa source dans la quintessence de la personnalité morale de droit public »[32], doit évoluer et se conformer à son époque.
En cela, il est regrettable que le législateur OHADA ait repris les dernières évolutions jurisprudentielles de la CCJA, et n’ait pas pensé une nouvelle approche dans l’identification des bénéficiaires de l’immunité d’exécution. On peut également regretter la victoire des vœux de la pratique sur l’exigence d’une évolution rationnelle de la protection des biens des entreprises publiques.
D’autres voies de réforme étaient envisageables. Notamment celle voyant le fondement de la protection « non pas dans la nature du bien ni dans l’identité publique du propriétaire, mais uniquement dans les nécessités de la continuité des services publics assurés à partir de ces biens »[33]. Une véritable protection fonctionnelle des biens des entreprises publiques, mais aussi des personnes publiques aurait été mieux adaptée aux exigences du droit OHADA. La mise en place d’un tel fondement de protection aurait pour effet de rééquilibrer les rapports entre les bénéficiaires de la protection et leurs créanciers. Il aurait aussi pour effet de conformer l’immunité d’exécution prévue par l’article 30 al. 1er de l’AUPSRVE N° Lexbase : A6607134 aux dispositions des autres actes uniformes.
La mise en place d’une telle protection trouve déjà son fondement dans le droit OHADA. En effet, l’article 51 de l’AUPSRVE N° Lexbase : A6607134, dont certains mystères ont été levés par la récente réforme[34], et dont la rédaction rappelle celle de l’article L.112-2 du code des procédures civiles d’exécution français, déclare insaisissable « les biens et droits déclarés insaisissables par les États parties ». Le législateur OHADA octroie aux États membres une certaine liberté sur ce point. Si un texte national déclarait des biens d’une personne, ou mieux définissait et déclarait les biens publics insaisissables[35], alors ce texte serait-il en adéquation avec l’article 51 de l’AUPSRVE N° Lexbase : A6607134 ? La CCJA opère une distinction claire entre les régimes de l’immunité d’exécution prévue par l’article 30 de l’AUPSRVE N° Lexbase : A6607134 et de l’insaisissabilité prévue par l’article 51 du même acte uniforme[36]. De ce fait, une protection nationale de certains biens des personnes publiques ou des entreprises publiques ne créeraient pas de conflits entre le droit OHADA et le droit national.
B.Les ambiguïtés de l’exclusion des entreprises publiques du bénéfice de l’immunité d’exécution
Dans sa volonté de lever tout doute sur les bénéficiaires de l’immunité d’exécution en droit OHADA, le législateur supranational a voulu en écarter les entreprises publiques. Pourtant, les établissements publics industriels et commerciaux, dont la nature d’entreprises publiques sous forme de personnes morales de droit public n’est plus à démontrer, bénéficient toujours de cette protection. En effet, le nouvel article 30 al. 1er de l’AUPSRVE N° Lexbase : A6607134 nomme les établissements publics parmi les bénéficiaires de l’immunité d’exécution. Cette solution traduit la reprise d’une incohérence de la CCJA qui, après avoir opéré une distinction entre entreprise publique et entreprise privée, avait jugé qu’une entreprise publique qui se transforme en société commerciale, perd son statut d’entreprise publique et ne peut en conséquence bénéficier de l’immunité d’exécution, peu important que l’État soit présent dans son capital[37].
Cette méconnaissance de la notion d’entreprise publique conduit à la création d’un régime juridique peu compréhensible. Contrairement à ce que peut juger la CCJA, la qualification d’entreprise ne se fonde pas sur la forme sociale de l’entité. Des critères ont été admis de longue date pour les caractériser[38]. De plus, les sociétisations des entreprises publiques sont des « aménagements techniques »[39], qui provoquent de profondes perturbations dans le droit qui leur est applicable. Ce nouveau régime manque de pertinence, en ce qu’il accorde une immunité d’exécution aux entreprises publiques sous forme de personnes morales de droit public et exclut de la protection les entreprises publiques sous forme de personnes morales de droit privé. Comment justifier que la même entreprise, à la suite d’une sociétisation, voit son régime juridique bouleversé, alors même qu’elle exerce le « même métier, les mêmes activités, généralement de service public »[40] ?
Cette incohérence semble toutefois limitée par le nouvel article 30-2 de l’AUPSRVE N° Lexbase : A6607134 qui précise que « lorsque l’exécution forcée et les mesures conservatoires sont entreprises à l’égard de personnes morales autres que celles visées à l’article 30 du présent acte uniforme et sont de nature à porter gravement atteinte à la continuité du service public, le juge peut, à la demande de la personne morale intéressée ou du ministère publie, prendre toutes mesures urgentes appropriées, en subordonnant de telles mesures à l’accomplissement, par le débiteur, d’actes propres à faciliter ou à garantir le paiement de la dette ». Il est visé les personnes « autres que celles visées à l’article 30 », donc les personnes autres que les personnes publiques. L’orthodoxie juridique conduit à considérer que les personnes visées sont les entreprises publiques sous forme de personnes morales de droit privé. Cette disposition leur octroie une protection qui a pour fondement « la continuité du service public ».
On ne peut qu’apprécier l’admission d’un régime spécial de protection qui ne serait plus fondé sur la qualification juridique de la personne, mais qui serait fondé sur l’utilité du bien, même si sa mise en place semble imparfaite. En effet, l’introduction timide d’une protection fonctionnelle laisse planer certains doutes sur le devenir des mesures exercées à l’encontre des biens des personnes concernées. Si le texte donne aux juges la possibilité de prendre « toutes les mesures urgentes appropriées », c’est à la double condition que l’atteinte à la continuité du service public soit « grave » et que le débiteur accomplisse des « actes propres à faciliter ou garantir le paiement de la dette ». Par-delà les divergences d’interprétation qu’elles feront naître au niveau des juges nationaux (source d’insécurité juridique), ces conditions traduisent le choix par le législateur OHADA, en faveur de la protection du créancier.
Conclusion
L’AUPSRVE N° Lexbase : A6607134 était le seul acte uniforme à n’avoir pas fait l’objet d’une révision depuis son entrée en vigueur, il y a de cela 25 ans. L’analyse de la réforme du régime des immunités d’exécution se solde par un double constat. Concernant les personnes publiques, on observe la victoire d’un dogme, d’une tradition, qui se traduit par le maintien d’une protection ayant comme seul fondement le critère organique. On peut s’interroger sur l’utilité de la réaffirmation dans l’Acte uniforme de cette justification anachronique. Concernant les entreprises publiques, il est à noter la victoire d’un courant ne prenant pas en compte les réalités sociologiques et économiques des entreprises publiques, dans l’espace de l’Organisation.
Incomplète, cette réforme invite à s’interroger sur le devenir de l’immunité d’exécution. Peut-on encore admettre que certaines personnes ne bénéficient d’une protection absolue, qu’eu égard à leur qualité ? Ou alors ne faudrait-il pas faire évoluer le régime de protection de ces personnes et tendre vers une protection de leurs biens, en fonction de leur utilité ? Cela conduirait à évoluer d’une protection personnelle vers une protection réelle, qui serait plus en phase avec les réalités économiques et juridiques de notre temps.
[1] V. Egéa, « L’immunité en droit privé », RRJ, 2008-4, p. 1977
[2] A. Leborgne, Droit de l’exécution. Voies d’exécution et procédures de distribution, 3ème éd., Dalloz, 2019, p. 348.
[3] H. Roland, L. Boyer, Adages du droit français, 3ème éd., Litec, 1992, v° « Qui s’oblige oblige le sien ».
[4] La révision de l’AUPSRVE du 17 octobre 2023 N° Lexbase : A6607134 n’a pas modifié cet article.
[5] CCJA, 1ère Ch., 7 juillet 2005, n° 043/2005, aff., Aziablévi YOVO et autres contre société TOGO TELECOM, in Recueil de Jurisprudence de la CCJA, n° 6, juillet–décembre 2005, p. 25.
[6] CCJA, 1ère Ch., 18 mars 2016, n° 044/2016, aff. Gnankou Goth Philippe c/ Fonds d’entretien routier dit « FER ».
[7] F-M. Sawadogo, « La question de la saisissabilité ou de l'insaisissabilité des biens des entreprises publiques en droit OHADA », Revue camerounaise de l’arbitrage, numéro spécial, février 2010, p. 136 ; M. Soh, « Insaisissabilité et immunités d’exécution dans la législation OHADA ou le passe-droit de ne pas payer ses dettes », Juridis, n° 51, (juillet-aout-septembre 2002), p. 89 ; J. Giacci, « Analyse de l’impact de l’immunité d’exécution et de l’insaisissabilité des biens publics sur le recouvrement des impayés des États de l’espace OHADA », Revue semestrielle de Droit africain et comparé des affaires, n° 07, décembre 2017, p. 250 ; G. Kenfack Douajni, « L’exécution forcée contre les personnes morales droit public dans l’espace OHADA », Revue camerounaise de l’arbitrage, juillet - août - septembre, 2012, n°18, p. 22 ; B. Lo Niang, « L’immunité d’exécution à la lumière de la jurisprudence de la Cour Commune de Justice et d’arbitrage de l’OHADA », RAMes, 2019, n° spécial avril 2019, p. 136 ; W. D. Kabre, « L’immunité d’exécution des entreprises publiques en droit OHADA : la CCJA apporte une pierre à l’édifice de son régime », Revue l’essentiel, n° 1, janvier 2017, p. 2.
[8] Les alinéas 2 et 3 de cet article sont restés inchangés. Aussi, l’article 30-3 de l’Acte Uniforme révisé N° Lexbase : A6607134 applique la même protection aux personnes morales de droit public étrangères et les organisations internationales. Ce dernier article codifie un principe de droit international public.
[9] M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public, Dalloz, 12ème éd., 2002 p 234.
[10] M. Hauriou, note sous T. confl., 9 décembre 1899, Association canal de Gignac c. Ducornot, S, 1900 III, p. 51, « Un établissement privé marche librement, mais il court le risque d’être mis en liquidation par ses créanciers. S’il ne court plus ce risque, il devient un établissement public ».
[11] J. Rivero, « Le huron au Palais Royal, ou réflexion naïves sur le recours pour excès de pouvoir », D, 1962, Chronique VI, p. 39.
[12] C. Chamard-Heim, La distinction des biens publics et des biens privés. Contribution à la définition de la notion de biens publics, Dalloz, Nouvelle bibliothèque de Thèses, vol. 33, 2002, p. 489.
[13] Cass. civ., 1ère, 21 décembre 1987, BRGM c. SA Lloyd continental, RFDA, 1988, p. 771, concl. L. Charbonnier, note B. Pacteau ; JCP, 1989 II. 21183, obs, B. Nicod ; RTD civ, 1989, p. 145. Note R. Perrot ; CJEG, 1988, Note L. Richer, p. 107.
[14] Le droit français a codifié ce principe à l’article L.2311-1 N° Lexbase : L4615IQY du code général de la propriété des personnes publiques et à l’article L.111-1 N° Lexbase : L5789IRT du code des procédures civiles d’exécution
[15] M. Kamto, « La participation des personnes morales africaines de droit public à l’arbitrage OHADA », in P. Fouchard (dir.), L’OHADA et les perspectives de l’arbitrage en Afrique, Travaux du Centre René-Jean DUPUY, Vol. I, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 94.
[16] U. Armel Ibono, « L’immunité d’exécution des personnes morales de droit public à l’épreuve de la pratique en droit OHADA », Revue de l’Ersuma, n°3- septembre 2013, p. 45.
[17] CCJA, Ass. plén., 11 novembre 2014, n°136/2014, aff. Agence pour la Sécurité de la navigation aérienne en Afrique et à Madagascar, dite ASECNA c/ Collectif des ex-employés de I' ASECNA N° Lexbase : A1248WRN.
[18] CCJA., 1ère ch., 28 mai 2020, n° 182/2020, aff. PRESAN-KL (Projet de Renforcement de la Sécurité Alimentaire et Nutritionnelle dans la région de Koulikoro) c/ Banque Sahélo-Saharienne pour l’Investissement et le Commerce-Mali SA (BSIC-Mali-SA) N° Lexbase : A41653W8.
[19] C. Brenner, « Renonciation à l’immunité d’exécution étatique : vérité un jour erreur le lendemain », Gaz, pal., 5 sept. 2015, n°248, p. 13.
[20] M. Nioche, « Le retour de l'exigence de "spécialité" de la renonciation à l'immunité d'exécution des représentations diplomatiques », Gaz. pal., 2018, n°17, p. 81.
[21] Cet article dispose que « des mesures conservatoires ou des mesures d'exécution forcée ne peuvent être mises en œuvre sur les biens, y compris les comptes bancaires, utilisés ou destinés à être utilisés dans l'exercice des fonctions de la mission diplomatique des États étrangers ou de leurs postes consulaires, de leurs missions spéciales ou de leurs missions auprès des organisations internationales qu'en cas de renonciation expresse et spéciale des États concernés »
[22] B. Chenot, L’organisation économique de l’État, Dalloz, 1965, p. 303.
[23] A. Delion, « la notion d’entreprise publique », AJDA, 1979, p.5 ; F-M. Sawadogo, « La question de la saisissabilité ou de l'insaisissabilité des biens des entreprises publiques en droit OHADA », op. cit., p. 143.
[24] De manière non exhaustives, nous pouvons citer la loi n° 08-010 du 07 juillet 2008 de le République démocratique du Congo, La loi n°2017-011du 12 juillet 2017 de la République du Cameroun ou encore le décret n°2021-925/PRN/MF du 1er novembre 2021 de la République du Niger.
[25] D. Kadré, « L'immunité d'exécution des entreprises publiques en droit OHADA : la CCJA apporte une pierre à l'édifice de son régime », LEDAF, janvier 2007, n°1, p.2.
[26] M. Sawadogo, « La question de la saisissabilité ou de l'insaisissabilité des biens des entreprises publiques en droit OHADA », op. cit.
[27] CCJA, 3èmeCh., 26 avril 2018, n° 103/2018, aff. MBULU MUSESO c/ La société des Grands Hôtels du Congo S.A, N° Lexbase : A6317XMW
[28] CCJA, 1ère ch., 28 novembre 2019, n°267/2019, aff. Grégoire BAKANDEJA WA MPUNGU c/ Société des Grands Hôtels du CONGO N° Lexbase : A48673AI
[29] CCJA, 1ère ch., 26 novembre 2020, n° 367/2020 N° Lexbase : A76734W4.
[30] M-J-V. Kodo, « Sur le revirement de la jurisprudence de la Cour commune de justice et d’arbitrage de l’OHADA en matière d’immunité d’exécution », Pennant, janvier-mars 2019, n° 906, p.102.
[31] L. Jacquignon, « L’exécution forcée sur les biens des autorités et services publics », AJDA, 1958, p. 71 ; H. Moltusky, JCP 1958 II-10800, note sous CE., 13 décembre 1957, Société nationale de vente des surplus ; A. Délion, note sous CA Paris, 11 juillet 1984, AJDA, 1984, p. 625.
[32] B. Plessix, « L'éternelle jouvence du service public », JCP A, 24 octobre 2005, n°43-44, 1350.
[33] Y. Gaudemet, « La réforme du droit des propriétés publiques : une contribution », RJEP, avril 2005, n°608, act. 100075.
[34] S. S. Kuaté Tameghé, « Les mystères des articles 50 al.1 et 51 de l’acte uniforme OHADA portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution », Afrilex 2006, n° 5, pp. 177-212.
[35] À l’instar de l’article L. 2311-1 du code général de la propriété des personnes publiques français.
[36] CCJA, 1ère ch., 28 novembre 2019, n° 267/2019, N° Lexbase : A48673AI
[37] CCJA, 3ème ch., 24 juin 2021, n°139/2021, N° Lexbase : A75927BS
[38] A. Delion, « la notion d’entreprise publique », op. cit, p. 5.
[39] Y. Gaudemet, « L’entreprise publique à l’épreuve du droit public (domanialité publique, insaisissabilité, inarbitralité) », in L’Unité du droit. Mélanges en hommage à Roland Drago, Economica, 1999, p. 267.
[40] Ibid.
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